dimanche, février 18, 2007

Food for thought

Philippe Malaurie, Personnes et famille, Cours polycopié de droit civil, 1978-79.

I_ Droit de la famille et mœurs
L’impuissance des lois
C’est un thème aujourd’hui répandu que l’impuissance des lois dans une matière aussi privée que celle-ci, qui relève d’avantage d’autres sources que de la loi. Sur la vie quotidienne et intime des hommes, la pression sociale s’exerce de façon beaucoup plus spontanée et effective par la religion, la morale, les mœurs et le folklore.
Ces rapports entre la loi et les mœurs (largement entendus) peuvent être compris de deux manières : adaptation et désengagement.

a) Adaptation
L’adaptation du droit au fait est un thème ancien et persistant, aujourd’hui puissamment repris (voir d’une manière générale, Carbonnier, Sociologie juridique […] Atias et Linotte, le mythe de l’adaptation du Droit au fait […]) Quid leges sine moribus ? (qu’est-ce que les lois sans les mœurs?) Les règles légales doivent coïncider avec l’état des mœurs, le Droit doit être en accord avec les faits. Le propos est général, mais il est surtout affirmé en matière familiale.
Si répandu qu’il soit, le thème me paraît contestable, surtout quand il est présenté de manière aussi tranchée, et je propose trois objections.
1°) La connaissance des mœurs est souvent difficile et des réalités minoritaires ou marginales se voient conférer plus d’importance qu’elles n’en ont, par le bruit qu’elles font.
2°) De nombreux faits sociologiques sont neutres et ambigus et appellent un choix de politique législative […] (Carbonnier op. cit.).
3°) Surtout il y a un abîme entre le fait et le Droit; selon le mot célèbre d’Henri Poincaré, un million d’indicatifs (le fait) ne feront jamais un impératif (le Droit): ce n’est pas parce que des millions de Français commettent la fraude fiscale que celle-ci doit être érigée en règle.

Le débat risque de tourner court. On peut inverser le principe (M. Carbonnier parle d’un jeu de raquette : Droit civil p.14). Quid mores sine legibus? (Que deviennent les mœurs quand il n’y a pas de loi?). Une société qui revient aux lois instinctives, enfants qui laissent mourir leurs parents et inversement, femmes folles de leur corps qui se conduisent comme des chiennes, mâles violents et dominateurs – un monde de voyous.

b) Désengagement
C’est autrement, sous forme de désengagement, que M.Carbonnier paraît concevoir les rapports entre la loi et la morale, ce qui constituerait la clef de la méthode et de l’objet des réformes législatives contemporaines. A plusieurs reprises, il a eu ce mot profond et grand, « la liberté est pour les autres, le devoir moral n’est que pour moi » (par exemple, la conclusion « Terre et ciel dans le Droit du mariage » in Etudes Ripert 1950 p.345), ou plus récemment, « leur apparente permissivité (des réformes récentes du Droit civil) est un simple désengagement juridique. Tout n’est pas permis : la compétence pour interdire s’est seulement déplacée du droit ver d’autres systèmes normatifs » (conclusion de la préface à Massip, Morin et Aubert, La réforme de la filiation, 1973).
Ou en dernier lieu, et plus explicite encore « Tout ce qui est permis n’est pas convenable .En libérant certains comportement de la sanction juridique, le législateur a entendu les renvoyer à d’autres systèmes normatifs, mœurs, morale, religion. Plaçant ainsi chacun sous sa propre responsabilité, il a ouvert entre toutes les familles une sorte de libre concurrence –l’arrière pensée étant que l’emporteront à la longue sur les autres, en réussite sociale, celles qui se seront évertuées à être les plus dures envers elles-mêmes » (Droit Civil II 1977)

-Discussion-
L’analyse a une noblesse toute kantienne qui l’oppose à une hypocrisie souvent attachée à « l’ordre moral », l’abjecte devise de Tartuffe, si souvent pratiquée, c’est « la liberté pour moi, la règle morale pour les autres ».
Elle a aussi, sous sa molle douceur apparente, une dureté inflexible comme l’a toujours le libéralisme: votre moral est libre, vous seul serez responsable de l’échec de votre vie; malheur aux faibles, malheur aux mal éduqués, malheur à ceux qui se trompent ! La revanche de la morale est impitoyable.
Je crois, en outre, assez illusoire la valeur de remplacement qu’aurait aujourd’hui les mœurs, la morale et la religion, dont l’efficacité normative est maintenant secouée par la même crise que le reste.
Enfin, « le devoir moral pour moi, la liberté pour les autres », vaut-il lorsqu’on a des devoirs envers autrui? Le « désengagement juridique » est-il opportun quand un intérêt général est en cause? Peguy disait du kantisme : il a les mains propres, mais il n’a pas de main.
Le débat reste ouvert; il est tout de même paradoxal que, plus on dénonce l’impuissance des lois en la matière, plus on légifère, dans des réformes d’une grande ampleur. [référence à l’avalanche de réformes depuis les années 60 qui ont refondu le droit de la famille et qui ont été remaniées depuis]

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Sans transition, allez lire l'excellent post de l'ami ceRf expliquant parfaitement pourquoi le vote pour Sarkozy n'est pas peu ou très peu pertinent. C'est dit intelligemment et sans passion, ce qui est rare dans la bouche d'un jeune qui plus est opposé aux idées du président de l'UMP. Grand qualité!
http://drivemefaraway.free.fr/blog/tb.php?id=17

1 Comments:

Blogger Jeanfou dirait même plus que...

Je n'ai jamais eu de "vrai" cours de droit mais deux réactions

"1°) La connaissance des mœurs est souvent difficile et des réalités minoritaires ou marginales se voient conférer plus d’importance qu’elles n’en ont, par le bruit qu’elles font."

Ce qui est sans doute encore plus vrai qu'en 1978 de part l'action des médias qui modèlent la réalité.

"2°) De nombreux faits sociologiques sont neutres et ambigus et appellent un choix de politique législative […] (Carbonnier op. cit.)."

La je ne comprends pas. C'est particulièrement la conjonction de "neutre" et "ambigu" qui me déroute.

11:13 PM  

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